Poussé par une vision internationaliste, ce duo franco-hongrois a créé une coopérative de dérision sur le monde de l’art, mais aussi sur l’économie ou le design.
J’ai quinze minutes de retard, mais mes interlocuteurs m’accueillent avec le sourire dans un café du Marais à Paris. La semaine précédente, j’avais déjà rencontré le duo, Ferenc Gróf, 36 ans et Jean-Baptiste Naudy, 26 ans, lors d’un séminaire sur les pratiques artistiques au musée du Jeu de paume aux Jardins des tuileries. Leur travail porte un regard incisif sur les structures politiques, la production et l’économie de l’art. Pour eux, ce travail doit s’effectuer au delà des frontières, or « la politique culturelle de l’Europe est très nationaliste ».
« la politique culturelle de l’Europe est très nationaliste »
Ils se définissent eux-mêmes comme Français ou Hongrois, uniquement s’ils n’ont pas d’autres choix. « En Autriche, par exemple, il est plus facile pour nous de nous définir comme Hongrois », précise Ferenc Gróf d’un clin d’œil. Ce grand type chauve aux yeux bleus et calmes incarne la touche magyare de la coopérative artistique qu’ils sont créé en 2004 : elle rassemble plusieurs entreprises de recherche appliquées aux champs de l’ergonomie territoriale, de l’économie expérimentale, de la contre-stratégie, ou plus particulièrement du design politique. Vaste programme.
L’art à l’usine
Les deux compères se rencontrent une première fois alors qu’ils planifient une exposition qui pose la question de savoir s’il existe un lien entre l’art contemporain et le réalisme socialiste, largement considéré comme une erreur dans l’histoire de l’art. « Nous en avons conclu qu’en transformant des idées en pratiques expérimentales, c’est-à-dire en faisant de l’art, nous serions plus à même d’y répondre », détaille Naudy, la moitié la plus sombre et fascinante du tandem. C’est comme cela que Société Réaliste voit le jour. Les deux artistes font partie d’une usine artistique dans laquelle les travailleurs sont interchangeables. Le terme « co-opérative » est fondamental pour eux ; ils se définissent comme représentants d’une entité, jamais en tant qu’artistes individuels.
Sauf que leur coopérative internationale ne ressemble pas exactement à ce qu’on a l’habitude de voir dans les galeries parisiennes… Le milieu artistique de la capitale est très égocentrique ; pour obtenir des contacts, vous devez avoir fait une école d’art. Au vu de leur formation, il n’était pas si évident qu’ils se fassent reconnaître. Naudy a étudié la littérature, l’histoire de l’art, l’esthétique et la production artistique à la Sorbonne où il a rencontré Gróf pour la première fois. Il y étudiait la médecine et les beaux-arts. Ce dernier ne souhaite pas rentrer dans les détails. « Nous n’expliquons pas le passé car c’est de l’histoire ancienne. Nous n’avons pas mis nos CV sur notre site Internet car une biographie parle de la vie et des actes d’une personne. Une coopérative ne peut pas avoir de vie », ajoute Naudy.
Un milieu artistique européen… mais tellement chauvin
Nous flânons de vernissages en galeries dans le quartier du Marais, qui semble être le centre artistique de Paris, lorsque j’apprends que Société Réaliste a basé son processus de création sur le dialogue. « Nous inventons des enseignes et des objets qui peuvent être utilisés pour fabriquer des figures », précise Naudy tout en gribouillant des formes abstraites sur un bout de papier rapidement maculé de ses explications visuelles. « Nous posons la question du transfert d’une pensée vers une image et vice versa. »
Leur site internet est l’un de ces objets. On peut y trouver une rubrique sur laquelle un immigrant peut faire gratuitement une demande de carte verte européenne. Le « projet de loterie pour la carte verte européenne » ressemble à s’y méprendre aux sites parasites qui essaient d’imiter le système de loterie américain en escroquant les travailleurs espérant migrer aux Etats-Unis. Le site est tellement bien fait que Société Réaliste a reçu plus de 15 000 demandes. « La façon dont l’Union européenne essaie de se construire, notamment via l’immigration, nous intéresse. Elle n’a pas de politique d’immigration internationale, mais uniquement nationale. Alors comment des pays comme la Finlande, l’Italie, la Slovaquie ou l’Irlande peuvent avoir une politique commune pour gérer ce problème ? Qui ou quoi est un étranger en Europe ? », reprend Naudy avec fougue.
« L’Europe n’a pas de politique d’immigration internationale »
Du milieu artistique européen, Naudy fait ressortir trois écoles : le Londres commercial avec ses artistes anglais et ses grandes galeries, le Berlin non-commercial recevant des artistes de toute l’Europe et le « faux » Paris, qui vit toujours de son passé glorieux, via le soutien des artistes des écoles d’art françaises. « Même à Berlin, ils vivent tous de leur propre financement national. Les Norvégiens paient les artistes norvégiens… » Alors, quelle pourrait être l’Europe idéale ? « Il est difficile d’imaginer l’Europe sans le reste du monde », répond Gróf. « Pourquoi ne pas construire une entité internationale, renchérit Naudy, pour nous, la seule idée valable est le cosmopolitisme. » Ils croient tous deux au dialogue qui ne devrait pas être réduit à une zone idéologique ou géographique. « Nous venons tous les deux d’une école anarchiste, contre l’Etat et les institutions politiques et économiques. J’accepte seulement l’idée de l’Europe si le Japon est l’Europe et si l’Alaska est l’Europe », conclut Naudy.